Nicolas Olivier et Colette Les maçons devenus poètes ou photographes et les poètes devenus maçons
Les maçons
de sable
Olivier
Planckaert, « Les maçons de sable », Revue Quart Monde, 243 | 2017/3, 37-40.
Des élèves de 6e professionnelle en construction gros-œuvre de l’ITL d’Ath et leur
professeur de français ont réalisé un recueil alliant poésie et photographie et
une exposition intitulés Le temps d’un instant. S’ils sont amenés à devenir d’excellents praticiens
dans leur métier, leur enseignant ne veut pas négliger l’aspect culturel de
leur formation. Avec la poésie, ils découvrent que « les mots font
du bien à l’âme… »
C’est chez un de ses anciens
collègues aujourd’hui retraité que nous avons rencontré Olivier Planckaert, qui
enseigne dans ce qu’on appelle en Belgique l’enseignement professionnel, plus
ou moins l’équivalent des lycées professionnels en France, dans la filière
bois-construction. Les élèves avec qui il a bâti le projet dont parle cet
entretien fréquentaient la section maçonnerie. Il est important de préciser que
de manière générale, l’enseignement professionnel est peu valorisé, et qu’à
l’intérieur de cet ensemble, la section maçonnerie est sans doute la plus
déconsidérée.
REVUE QUART
MONDE (RQM): Olivier Planckaert, comment un professeur de français et de
religion en arrive-t-il un jour à publier avec ses élèves un livre de poésie et
un an après, un livre de photographies illustrées par des poésies ?
Les maçons seraient-ils des poètes ?
Olivier
Planckaert (OP) : En réalité, je n’avais pas un plan en tête,
un projet que je me serais fixé. Ce sont les élèves qui m’ont demandé de
construire un projet ensemble. Et cela tombait bien parce que dans le cadre de
mes cours, je crois fortement à la pédagogie du projet. Cela me semble beaucoup
plus efficace que le cours ex-cathedra que je pourrais leur
donner. Le contexte était le suivant. Je me trouvais face à une classe assez
chahuteuse. Mes confrères et ma direction m’avaient prévenu : on ne sait
rien faire de ces jeunes-là. De plus, j’avais des horaires très
difficiles : deux heures le vendredi après-midi, après six heures passées
en atelier. Un horaire peu propice à un cours de français ! Un des
garçons, Thomas, m’a dit assez vite : « Nous aussi on sait
être créatifs ! ». Je lui ai répondu, ainsi qu’à l’ensemble
de la classe : « Oui, créatifs dans vos bêtises ! Il
faudrait prouver que vous pouvez l’être autrement ». Il faut
comprendre ce que vivent ces garçons : depuis des années, on leur dit
qu’ils ne sont bons à rien, si ce n’est à faire des bêtises. Ils sont très mal
perçus par l’ensemble de l’établissement. J’étais donc désemparé et je ne
savais pas ce que j’allais pouvoir faire avec eux. Ce qui les intéressait,
c’était les ateliers et en aucun cas les cours généraux comme le français.
Donner mon cours de manière traditionnelle, c’était courir à l’échec.
« Nous
aussi, on peut être créatifs »… Cette
phrase a été un déclic. Elle m’en rappelait une autre quelques années plus tôt.
Un des élèves, évoquant les ateliers de maçonnerie pendant lesquels ils montent
des murs qui seront rapidement détruits, m’avait dit : « On
ne construit jamais rien de durable ». Et de ce constat amer
était né le projet de construire, dans le cadre du cours de religion, une
chapelle. Laquelle existe toujours aujourd’hui, dans le réfectoire de
l’Institut.
Alors, être
créatifs, oui, mais comment ? Ont surgi alors deux idées qui
correspondaient à des choses que j’aime bien : la poésie et la
photographie. Avec un groupe d’élèves d’une année précédente, j’avais déjà
réalisé un projet autour de la poésie. Ajouter la photographie était un plus
mais pour moi, cela restait dans le domaine de l’écriture. L’écrivain écrit
avec des mots, le photographe avec la lumière. C’était aussi leur permettre
d’apprendre à se servir d’un appareil photo pour s’exprimer à travers ce
support. L’objectif final étant la mise sur pied d’une exposition de photos.
Je me suis
alors heurté à mes collègues. Ils m’ont dit : « Olivier, tu
es professeur de français, pas de photographie ». Et ils
n’avaient pas tort, en effet. On s’est donc dit : prenons les photos,
choisissons-les et accompagnons-les d’une légende poétique, nous rapprochant
ainsi d’un cours de français, même si je reste convaincu que prendre une
photo, c’est s’exprimer !
Je me suis
fait aider par un photographe professionnel qui anime des ateliers. J’ai pu
emprunter pour chaque élève un appareil photo numérique de qualité. C’étaient
des appareils d’une valeur de 750 €. Je considérais en effet que face à des
élèves motivés, la seule réponse valable était de leur donner des moyens
matériels de qualité. C’était une sorte de confiance mutuelle : chaque
étudiant avait droit à un appareil de qualité, signe que chacun était reconnu
et considéré comme digne de confiance. L’un d’entre eux en fut étonné et avait
tellement peur que l’appareil subisse un mauvais sort qu’il m’a demandé de le
garder à l’Institut. Chaque élève pouvait alors choisir son thème, il n’avait
avait pas de thème imposé. C’était un peu dangereux, et donc très déstabilisant
pour moi, mais je ne voulais pas museler leur expression. La consigne
était : faites comme vous voulez, pour autant que cela soit correct. Il y
avait douze élèves et donc douze appareils et douze thèmes différents.
Aux photos,
pour prendre en compte les observations de mes collègues, il fallait ajouter
l’écriture, la rédaction. Au départ, il s’agissait de légender chaque photo de
manière poétique, mais le projet a évolué à la suite de plusieurs rencontres.
Quand nous avions réalisé un premier livre, j’avais eu l’occasion de rencontrer
Colette Nys-Mazure.. Elle était venue à la présentation du livre lors des portes ouvertes à
l’Institut. Je reprends alors contact avec elle, elle m’invite chez elle et
autour de la table elle a aussi invité le responsable des Musées de la ville de
Tournai. Elle m’offre son dernier livre, La vie poétique, j’y crois, en me demandant : « Est-ce que tu veux bien lire et me
dire si je ne t’ai pas trahi ? ». En effet, dans son
introduction, elle décrit les deux raisons qui l’ont poussée à écrire ce
livre : sa rencontre avec un poète tournaisien en soins palliatifs ;
sa visite à l’atelier des maçons lors des journées portes ouvertes de
l’Institut Technique. Encouragé, je lui demande alors si elle accepterait de
nous aider. Elle me répond : « Je n’attendais qu’une chose,
que tu m’en fasses la demande ! ».
Elle a
alors voulu rencontrer les garçons. Je ne leur ai rien dit à son propos, car
sinon, ils se font des idées et se ferment. Elle est venue à l’atelier, les
élèves se sont présentés et elle aussi. J’ai dit aux élèves qu’elle acceptait
de nous aider et on s’est mis en chemin. On a fait trois ou quatre ateliers
d’écriture en classe. Personne n’a écrit pour les élèves, ni moi, ni Colette.
Elle commentait, elle proposait parfois quelque chose et eux affinaient. Les
élèves ont d’abord écrit des mots sur des cartes postales ; au départ, des
mots correspondant aux photos choisies. Certains ont changé de photos pour mieux
coller à leurs mots.
Au long de
ce travail d’écriture, Colette nous a invités dans différents lieux. Elle nous
a ouvert des portes. Pour les jeunes, c’était une première. Aucun d’entre eux
n’était jamais allé à la Maison de la Culture, ou n’avait visité une
exposition. L’un d’entre eux, Dorian, nous a dit : « C’est
bizarre, tout le monde est calme, il n’y a pas de bruit. Cela me fait du
bien... »
Le travail
a été divisé en plusieurs phases. D’abord un travail de mise en mots sur des
cartes postales. Ensuite, il s’agissait d’associer des mots en lien avec le
thème qu’on voulait traiter et en lien avec les photos choisies. Chemin
faisant, on s’est rendu compte qu’on avait beaucoup plus que des mots ou des
courtes phrases, mais de véritables petits textes. Sans l’avoir programmé nous
sommes ainsi passés d’une exposition de photos à une exposition de photos avec
des légendes, voire à une exposition de poèmes illustrés par des photos.
Et de là
est née l’idée d’éditer un livre de photos et de textes, un vrai livre de
poésie avec des photos. Nous étions douze élèves et on a donc fait le choix de
trois photos et trois textes par élèves, soit trente-six photos et trente-six
textes. Ce choix fut aussi un apprentissage. Chaque décision a été prise par
les élèves. Je n’ai mis aucun frein, et je me suis plié à leur choix. Il a
fallu encore affiner les textes et puis leur donner un titre, ce qui n’était
pas facile non plus : quels mots choisir ?
Je voulais
que le travail soit collectif mais je voulais aussi que chaque élève soit
personnellement reconnu dans ce travail collectif. Thomas a eu alors une bonne
idée : « Nous voulons montrer notre vie, notre vie d’élèves,
notre vision des choses... ». La journée d’un élève structure le
livre : il vient à l’école, on voit son trajet, dans quel milieu il
travaille. Leur milieu à eux, c’est l’atelier de maçonnerie. Ils voulaient en
donner une autre vision, montrer que ce n’est pas un espace « brut et
sale », habité par des « brutes épaisses ». Ils voulaient
corriger cette image négative. Ils voulaient aussi parler de la famille, lieu
de soutien et d’entraide. Des gestes du maçon. Des outils du maçon. L’un
d’entre eux qui veut être couvreur, a voulu travailler sur les « hauts
lieux ». Un élève assez rebelle a voulu travailler sur les règles du
milieu des maçons. Le maçon qui vit aussi sur un chantier, qui croise d’autres
métiers et qui est aussi nécessaire que l’architecte.
RQM : Quelles
leçons tirez-vous de ce projet ?
O.P. : Je dirais tout d’abord que les élèves étaient très motivés parce que
nous leur avons fait confiance. Ils se sont mouillés pour prouver que ce
n’était pas une classe négative ou problématique. Ils se sont engagés dans
cette aventure parce que nous nous sommes engagés avec eux. Il s’agissait de
prouver aux autres qu’on n‘est pas que des cons. L’un d’entre eux m’a
dit : « On va montrer qu’on ne fait pas que de la
merde ! ».
C’était un
travail collectif mais aussi individuel, chacun avait une tâche à accomplir et
si l’un faisait défaut, l’ensemble était atteint.
Cela a été
aussi une occasion de côtoyer des milieux sociaux qu’ils ne connaissaient pas.
Cela les a étonnés, et cela leur a fait plaisir de voir que des gens du
monde de la culture se sont intéressés à eux. Un élève disait : « On
me dit que je ne sais rien faire, or là, le monde culturel s’intéresse à
moi...Pourtant, on n’a pas fait grand-chose, on a juste écrit ! ».
Ils étaient
étonnés que Colette Nys-Mazure - ils la vouvoyaient et l’appelaient Madame
Colette - se soit engagée à fond à leurs côtés. Même chose avec le photographe
Alain Ceysens. On a visité une rétrospective de 50 ans de
carrière comme photographe. Cet artiste a commenté les photos des élèves et
c’était déjà étonnant pour eux, mais il s’est aussi adressé à eux : « Et
vous, que dites-vous de mes photos ? Qu’est-ce que vous en pensez ?
Qu’est-ce que vous ressentez ? » Il a remercié les élèves en
leur disant : « Je suis content d’avoir un œil vierge et vrai
sur mes photos. Pour un artiste, c’est très important ».
Nicolas, un
garçon qui a beaucoup de difficultés à écrire mais plus de facilité à
s’exprimer par la photo, s’est entendu dire : « Tu as l’œil
du photographe ». Et de répondre : « Si j’ai pu
faire de belles photos, alors je vais faire un effort pour écrire ». Il
s’est révélé à lui-même.
Ensuite, on
a voulu faire connaître notre travail. Il a fallu un nouveau travail de
rédaction pour présenter l’exposition dans plusieurs endroits, apprendre à
parler en public, répondre aux questions. Pour moi, ce sont les quatre
compétences qu’on cherche à développer dans un cours de français qu’on a ainsi
expérimentées : lire, écrire, parler, écouter,… on a vraiment tout
fait !